Nous évoquions il y a plus d'un an le projet de l'AEP de Kiffa et nos craintes se sont avérées justes. C'est un projet de 320 millions de dollars qui attise bien des appétits. Evidemment, pas dans l'intérêt des populations mais de personnalités influentes, jusqu'au plus grandes sphères de l'État.
Le projet est divisé en plusieurs lots, dont les deux premiers, financés par le Fonds Saoudien, contiennent la station de traitement, véritable poumon du projet. Comme nous allons le voir, les manipulations des procédures ont été soigneusement orchestrées pour écarter tous les concurrents jugés indésirables, afin de garantir que seuls les candidats préalablement désignés par les principaux acteurs du projet puissent être retenus.
Les manœuvres avaient commencé dès le choix du bureau de suivi, attribué au bureau d'études égyptien ECG au lieu d’un bureau saoudien, contrairement aux exigences du bailleur de fonds. En effet, le suivi des travaux est financé par le Fonds saoudien, qui exige que les marchés qu'il finance soient attribués à des entreprises saoudiennes. Il est difficile de comprendre par quel stratagème notre administration a réussi à contourner cette exigence.
Cette obligation de nationalité, combinée à des critères de qualification excessivement stricts dans les DAO pour la sélection des entreprises de travaux, a constitué la pièce maîtresse du dispositif mis en place pour écarter tous les concurrents sérieux et réserver le marché à des entreprises soigneusement sélectionnées.
Le 24 octobre 2024 est publié l'avis d'appel d'offres international pour la sélection d'entreprises de travaux pour les lots 1 et 2 du projet. Les critères de sélection stipulaient que les entreprises devaient être saoudiennes et qu'elles devaient répondre à des critères de qualification exigeants.
Plus d’une cinquantaine d’entreprises avaient acquis les Dossiers d’Appel d’Offres (DAO) et participé à la visite des sites. Très vite, les soumissionnaires ont été frappés par le caractère manifestement biaisé des critères de qualification, dont l’orientation ne laissait que peu de doutes. Plusieurs d’entre elles ont alors formulé des demandes légitimes d’assouplissement et surtout de réajustement des critères afin de garantir un minimum de cohérence et d’équité. En vain. La coordination du projet s’y est catégoriquement opposée, consciente que toute correction aurait compromis l’ensemble du montage qu’elle avait soigneusement élaboré.
Suite à ça, le nombre des entreprises qui ont déposé leurs offres représenta moins du dixième (1/10 !) de celles qui avaient acheté le DAO, comme le montre l'avis du procès-verbal suivant :

Une fois la majorité des candidats éliminés, les instigateurs du processus ont pu poursuivre leurs manœuvres en toute tranquillité. Le terrain étant dégagé, ils ont alors donné consigne à leurs entreprises complices de déposer leurs offres, même si elles ne remplissaient pas non plus les critères de qualification requis. Ce double standard, soigneusement orchestré, démontre à quel point les règles n’étaient qu’un écran de fumée destiné à masquer une opération déjà verrouillée.
Aucune entreprise qui a déposé une offre ne remplissait les critères de qualification du DAO, le marché risquait donc d'être rendu infructueux par la force des choses. Les instigateurs ont décidé alors de modifier les critères de qualification en cours de route pour venir au secours de leurs candidats favoris et sauver le marché comme illustré par l'additif au DAO suivant :

Vous vous demandez comment cet additif aurait pu qualifier les entreprises restantes ? Par l'ajout du "dessalement d'eau de mer" dans les eaux de surfaces comme surligné dans l'additif. La capture d'écran suivante issue du DAO montre qu'il n'y avait pas de "dessalement d'eau de mer" initialement dans les critères.
C'est logique car les entreprises saoudiennes n'ont pas d'expérience en eaux de surface car il n'y en pas en Arabie Saoudite. Les seules expériences qu'elles ont sont en dessalement d'eau de mer.
Il est à noter que l’additif a été publié le 20 décembre, soit seulement quatre jours avant la date limite de dépôt des offres. À ce stade, la majorité des entreprises avaient naturellement déjà renoncé à soumissionner. Pour tenter de sauver les apparences, la coordination a publié un additif prolongeant le délai de dépôt. Mais le mal était fait : l’essentiel des concurrents s’était retiré, ne laissant en lice que les entreprises privilégiées, soigneusement préservées par les initiateurs du montage.
On notera que la coordination a volontairement omis d’indiquer une date précise sur l’additif prolongeant le délai de dépôt des offres. Elle s’est contentée de mentionner « décembre 2024 », comme le montre la capture d’écran ci-dessous. L’objectif est clair : faire croire que la décision de prolongation a été prise en début de mois, afin de donner l’illusion que toutes les entreprises disposaient de suffisamment de temps pour finaliser leurs offres. Une manœuvre grossière, visant à dissimuler un processus déjà profondément biaisé.
Mais la publication de l’avis de prolongation sur le site de l’ARMP montre la date précise de publication de la prolongation, le 20 décembre 2024 :
Le Fonds Saoudien, voyant que les deux marchés sont sujets à du sabotage, a décidé d’annuler la procédure des deux appels d’offres (Lots 1 et 2). Mais des interventions ont été faites au plus haut niveau de l’État (Primature ? Présidence ?) pour sauver la face de l’administration mauritanienne et préserver les intérêts des uns et des autres.
Aujourd’hui, les jeux sont faits et tout le monde est content. Évidemment que la commission de contrôle des marchés publics et l’Autorité de régulation n’ont pas bougé le petit doigt car elles savent qui se tient derrière cela.
Voici les principaux acteurs directs de cette affaire :
- La coordination du projet, avec son coordinateur Mohamed Ould Jeddou, ancien directeur de l'hydrologie et des barrages où son passage à cette direction a été un fiasco total. Au ministère on dit qu'il n'a jamais mené à bout un projet quel que soit sa taille.
- Mohamed Ould Jeddou est le fer de lance des manœuvres de la ministre de l’hydraulique, Amal Mint Maouloud. Peu connue pour sa compétence et sa probité, cette dernière, malgré une communication tous azimuts dans les médias, aurait été nommée à l’hydraulique pour mener à bien la passation de marchés du projet de l’AEP de Kiffa. Et la mission est en train d’être accomplie.
- La très controversée commission de passation des marchés du ministère de l’Hydraulique et de l’Assainissement, bien connue pour ce genre de pratiques douteuses, est une nouvelle fois au cœur du dispositif. Son président, Moustapha Ould Sidahmed, fort de son expérience dans le secteur, maîtrise à la perfection l’art de contourner les procédures. Il est évident qu’un tel montage ne saurait être mis en œuvre sans sa complicité, voire sa participation active.
- L’ingénieur conseil ECG qui a réalisé ce qu’attendait l’administration de lui en le recrutant contre vents et marées : cautionner et valider ces procédures de passation biaisées.
Il est évident que la ministre n'agit pas seule : derrière elle, des forces plus puissantes tirent les ficelles. Un projet d’une telle ampleur ne pourrait être confié à une simple ministre.
Ce que nous venons d’exposer illustre comment des projets d'infrastructures publiques sont détournés au profit d’un cercle restreint, au mépris total des besoins de la population. Et nous ne parlons pas d’un petit projet : Une enveloppe de 320 millions de dollars !! Je vous laisse deviner le sort des autres projets qui sont de plus petites envergures.
Les populations des deux régions concernées par ce projet, le Guidimagh et l'Assaba, ne doivent pas s’attendre à voir l’eau couler dans leurs robinets de sitôt. Elles n’auront pas plus de chance que celles des deux Hodhs, dupées par la mascarade du projet Dhar, que les habitants de Nouakchott confrontés à l’échec honteux du projet Aftout Essahil, ni que ceux de Nouadhibou, toujours dans l’attente d’un hypothétique projet AEP devenu un mirage. Sans oublier la détresse des populations de l’Aftout Chergui. Tous ont été victimes des mêmes lobbies, maîtres dans l’art de vendre des illusions au détriment de l’intérêt général.
C’est la triste réalité. Le plus désolant, c’est que ces pratiques perdurent dans une impunité totale pour leurs auteurs. Pire encore, certains sont promus, décorés, et rien ne laisse entrevoir le moindre espoir de changement.
Merci pour le travail titanesque que vous accomplissez
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